Une douceur invincible, La féminité vue par Vassili Grossman

La religion et les femmes, Actes du 10ème Carrefour d’histoire religieuse, Bordeaux, 2002, publié par Université Paul Valéry, Montpellier, 2002, p. 183-197.

Faisant écart avec la problématique historique qui est celle de ces journées d’étude, c’est par le biais d’une œuvre littéraire que j’aimerais tenter de fixer quelques traits de la féminité telle que la tradition chrétienne, par-delà sa variété et sa bigarrure, connaît celle-ci, invite à la connaître en son identité profonde. Des historiens ne s’offusqueront certainement pas de se mettre un instant à l’écoute de la littérature, sachant que la vérité que les premiers recherchent n’est pas sans rapport avec celle qui occupe la seconde… Est-il permis d’ajouter que, parfois même, la littérature va plus loin : elle parvient à manifester une vérité qui se dérobe à l’enquête historienne, tout comme il lui arrive de rejoindre une profondeur du réel où elle se met à enseigner le théologien, comme l’assurait jadis le Père M-D Chenui.

En même temps, il nous faut reconnaître d’entrée de jeu que la référence littéraire que l’on choisira de solliciter ici est à bien des égards inattendue, apparemment décalée par rapport au sujet dont on prétend traiter. Une explication est certainement nécessaire. En effet, nous évoquerons les femmes et le christianisme en interrogeant l’œuvre d’un écrivain russe, soviétique. Qui n’est pas chrétien. Qui, en revanche, à un certain tournant de sa vie, s’est souvenu qu’il était juif. Les lecteurs de l’ouvrage d’Emmanuel Levinas qui a pour titre A l’heure des nations le connaissent, puisque l’une des « lectures talmudiques » qui composent ce volume s’achève par un long développement consacré précisément au roman Vie et destin de Grossmanii. Livre « primordial », dit de celui-ci Levinas, parce qu’il atteste, au fond de l’histoire inhumaine du XXe siècle, la présence d’une « humanité persistante et invincible », qui montre comment la misère, contre toute attente, peut se changer en miséricorde. Livre important aussi, à côté des autres œuvres de Grossman, car à travers les portraits de femme qu’il contient, il exprime avec une sûreté et une force étonnantes ce qui pourrait bien être le sens chrétien le plus profond de la féminité. Le génie de cette œuvre – le propos qui suit a pour but en tout cas de le rendre sensible – consiste à écarter les clichés (tel, par exemple, le thème de « l’éternel féminin »), à court-circuiter les simplifications polémiques qui se rencontrent dans certains discours ; de là, il donne à reconnaître le féminin avant tout comme une qualité de l’humain, essentielle, vitale comme le sont l’eau et le pain, et qui se trouve gardée, préservée de façon particulière par les femmes, au cœur même des situations les plus dégradées. C’est dire que la force de cette oeuvre est aussi de donner accès à un mode de présence des femmes à l’histoire humaine qui échappe ordinairement à l’historiographie, dans la mesure où celle-ci met en jeu des critères et des repères plus spontanément masculins que féminins. Elle permet donc de poser, à une profondeur étonnante, qui est aussi une profondeur théologique et, finalement, évangélique, les questions du sens de l’histoire, de ce qui fait celle-ci, par-delà ce que mémorisent et célèbrent spontanément les cultures humaines. Telles sont les raisons qui justifient ce détour par l’œuvre de Vassili Grossman.

Précisons encore que les textes que l’on va citer sont redoutables. Ils viennent d’un temps et d’une terre remplis de larmes et de souffrance : l’Ukraine des années 30, au plus fort du totalitarisme stalinien. Ils sont la mémoire d’une époque de misère. Mais, s’agit-il seulement de mémoire, dans un monde où les larmes continuent à couler, où des sanglots s’étouffent, tandis que des femmes dressent autour de la vie violentée ou blessée le rempart de leur tendresse? C’est d’ailleurs bien finalement de tendresse, de douceur, de vie que parleront ces textes, parce que la conviction la plus indéracinable de Grossman fut bien qu’il y avait dans l’humanité, malgré tout, et grâce aux femmes en particulier, une grandeur qui l’emportait sur la cruauté et l’abjection.