Quand la Bible parle d’enfantement

Christus, 2011, n° 229, (numéro sur le thème « Etre mère »), p. 25-32

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Dieu masculin, Dieu féminin ? Dieu père, mais aussi mère ? Ces propositions, impensables pour les générations passées de lecteurs de la Bible, sont aujourd’hui communes. Retombées d’une histoire qui, au 20ème siècle, s’est rendue sensible à la différence des sexes comme nœud de la condition humaine ? Certainement, et heureusement. Les Ecritures bibliques ne pouvaient échapper au débat, en notre culture, sur la domination symbolique, qui veut que le masculin l’emporte sur le féminin, comme l’énoncent benoîtement nos grammaires. C’est ainsi qu’un imaginaire tacitement masculin de Dieu comme les schémas patriarcaux en sous-main des récits bibliques se sont vus placés sous les feux d’une conscience critique. C’est par là aussi que s’est gagnée une perception plus sensible d’un versant de la révélation qui avait été ignoré ou négligé, et qui concerne tout ce dont faisait peu de cas une tradition qui trouvait ses avantages à ne nommer Dieu qu’à travers des références masculines, roi, juge, berger, guerrier, ou encore « père » dans l’acception la plus patriarcale du mot. Quitte à contrebalancer l’image ainsi formée par de prétendus adoucissements néo-testamentaires. En un mot, disons que l’on sait mieux identifier aujourd’hui un tissage de féminité, qui concerne non seulement l’histoire d’Israël, mais le visage même de Dieu. Ce qui ne signifie pas qu’en accommodant sur le refoulé d’hier, on soit préservé de nouveaux détournements… D’où la nécessité d’entendre les textes avec toute leur finesse, si l’on veut percevoir comment, lorsqu’ils sollicitent le registre de l’enfantement pour dire Dieu, ils font plus que d’inverser nos habitudes, mais donnent à méditer – on va le voir quelque chose de central dans l’économie du salut.

Les entrailles de Dieu

Partons de quelques termes qui ont acquis aujourd’hui une visibilité inédite. Tels sont ces mots parlant d’« entrailles », de « ventre maternel » et que, sans redouter le choc de l’anthropomorphisme, la Bible applique à Dieu. Nos traductions en neutralisent malheureusement la vigueur en parlant simplement de « tendresse » ou de « compassion ». Ainsi de l’hébreu rahamîm, terme féminin s’il en est, puisqu’il est fait sur un mot qui désigne l’utérus de la femme. Or, c’est bien un amour viscéral, comme celui qui lie une mère à son enfant, qui doit se lire au Ps 103 célébrant Dieu comme celui : « … qui pardonne toutes tes offenses…, te couronne d’amour et de tendresse ». Un oracle de salut en Jérémie est tout à fait explicite : c’est parce que les entrailles maternelles de Dieu frémissent de compassion devant le désastre qui engloutit son peuple (Jr 31,20), qu’il va intervenir avec puissance. Cette audace d’une conjonction du plus humain avec le très divin est poussée plus loin encore avec les mots d’Is 42,13-14, qui annoncent à leur tour le salut que va donner Dieu, lorsqu’il surgira comme un guerrier armé pour le combat, après un long délai plein d’impatience où il est décrit comme la femme qui halète dans le travail de l’enfantement. Avec moins de provocation, mais avec insistance, le Deutéronome enseigne à connaître Dieu avant tout comme rahûm (de rèhèm, le sein), « Dieu de miséricorde (rahûm) qui ne t’abandonnera ni ne te détruira » (Dt 4,31). Soit 2 aussi le nom que Dieu déclare lors de la théophanie du Sinaï, et qui jettera Moïse à terre dans le geste de l’adoration. Nom encore de la fidélité aimante et indéfectible, que le Ps 78 illustre sur le mode de la narration, en donnant à lire la longue durée de l’histoire d’Israël comme celle d’un indécourageable attachement de Dieu à son peuple. Car « une femme pourrait-elle oublier son nourrisson ? Peut-elle être sans pitié pour le fils de ses entrailles ? » (Is 49,14-15). Et, parce que l’expérience inclut malheureusement cette éventualité, l’oracle ajoute : « Même si les femmes oubliaient, moi je ne t’oublierais pas ». Déjà le livre d’Osée, au 8ème siècle, illustrait cette vérité dans des termes vibrant de tendresse: « Quand Israël était enfant, je l’aimais… Je les menais avec des attaches humaines, avec des liens d’amour ; j’étais pour eux comme ceux qui soulèvent un nourrisson tout contre leur joue, je m’inclinais vers lui et je le faisais manger » (Os 11,1…4). Certes, ce rappel sert ici à instruire le procès de l’ingratitude du peuple et il va avec l’annonce d’un châtiment. Mais la punition vient précisément buter sur cet amour d’entrailles qui arrêtera finalement la main de Dieu : « Mon cœur est en moi bouleversé, toutes mes entrailles frémissent, je ne donnerai pas cours à l’ardeur de ma colère…… car je suis Dieu et non pas homme… » (Os 11, 8…9). Texte étonnant, qui fait barrage à toute réduction anthropomorphique dans l’espace même d’un texte où Dieu veut être reconnu dans les gestes les plus charnels de notre humanité. Comme s’il y avait moins de péril, pour la vérité de Dieu, à passer par les voies humaines de la féminité que par celles, non moins humaines, d’une masculinité en sa version de puissance et d’autorité. …………………………………………………