Préface

du livre Baptisés dans le feu, de Dolores Aleixandre, Lessius, 2015

Préface d’Anne-Marie Pelletier : 

C’est un petit livre singulier que l’on va lire, tonique, libre, provocant, et pour cela même bien vivifiant. Il ne relève pas de la littérature de spiritualité au sens fade du terme. Il n’est pas fait de considérations édifiantes. S’exposant elle-même au grand vent de la Parole de Dieu qui lève des Ecritures qu’elle enseigna des années durant à l’université jésuite de Madrid, Dolores Aleixandre réveille notre conscience chrétienne. Elle rappelle : c’est de feu qu’il s’agit dans une vie engendrée du baptême du Christ. Entendons qu’il s’agit du feu d’une charité qui doit être ardente, inventive, capable de réchauffer notre monde qui grelotte de solitude et d’abandon. Qu’il s’agit aussi de liberté spirituelle, de ce franc-parler que la tradition appelle du mot grec de parrhésia, qui revivifie nos piétés raidies et convenues. Et encore que ce feu a rapport à l’énergie puisée dans une confiance chevillée à celle que Dieu continue à mettre follement en notre humanité. Et qui seule peut consumer les pessimismes et nihilismes du temps.

Alimentée au feu du buisson ardent d’où Moïse est interpelé, à celui qui embrase la montagne de l’Horeb quand se conclut l’Alliance, familière du feu de l’amour que le Cantique des cantiques déclare inextinguible, la parole de Dolores Aleixandre crépite à son tour. Et, naturellement, elle fait des étincelles ! Elle vient tisonner les braises d’une vie chrétienne toujours menacée par la tiédeur, par des versions sous-dimensionnées de l’Evangile, mais aussi exposée au leurre de croire que Dieu trouverait sa gloire dans nos constructions théologiques sans réplique ou dans la perfection sacrale de nos liturgies. Pourtant, on sait, depuis les prophètes de l’Ancien Testament convoqués tout au long du livre, l’accueil que le Très-haut fait à ces postures de l’homme, qu’elles soient celles de l’infidélité ou celles de fidélités trompeuses. Et, à l’inverse, on sait – ou on devrait savoir – ce qui plaît à Dieu, ce qui lui rend honneur, ce dont il fait le lieu de son rendez-vous avec l’humanité. Ce que, pourtant, on s’obstine à savoir si peu, malgré l’Evangile…

Dès lors, ces pages sont destinées à ramener à l’Evangile, à renouveler à son contact le regard, l’intelligence et bien sûr l’agir chrétiens. En dirigeant le regard là où le Christ porte le sien. Plus résolument encore, là où, se faisant le Très-Bas, lui-même se tient. C’est ainsi que, au rebours du mouvement spontané de l’homme religieux qui croit devoir s’évader vers des hauteurs célestes, la direction à prendre est ici celle de l’humble sol de la vie des hommes (c’est le sens propre de « l’humilité » !). Soit ces réalités de l’ordinaire, qui nous sont révélées plus que jamais dans l’Evangile comme le lieu même de la vie spirituelle : là où il s’agit d’accueillir à sa table, de partager le pain, de voir la chair de l’autre en appel de secours, de faire droit à l’opprimé, à l’exilé, de relever celui qui est tombé. Autant de gestes à travers lesquels seulement, Dolores Aleixandre y insiste, on peut espérer en vérité « avoir part à Jésus ». Ce qu’elle exprime encore à travers son exhortation à « nous réconcilier avec la petitesse de ce qui est appelé à grandir », dans la clairvoyance d’un regard éduqué par la parole biblique qui libère des critères mondains, si pressants jusque dans l’Eglise. C’est pourquoi le livre est hanté de la présence des humbles, de ceux qui sont refoulés aux marges de nos sociétés, éjectés de l’histoire en marche. Le lisant, on pense à Rembrandt, si fin lecteur des Evangiles, montrant un Christ dont la présence draine les déguenillés, les estropiés, les mendiants, les pauvres anonymes qui peuplent la Pièce aux Cent florins. Cette prédilection du Christ pour les pauvres a forcément quelque chose de dérangeant. Pourtant, rappelait avec obstination le père Joseph Wresinski, le chemin du Christ est celui-là. Et il n’en est pas d’autre pour l’Eglise, puisqu’ « Il n’en a pas pris d’autre. Il ne nous en a enseigné aucun autre. Il n’a enseigné que celui-là et c’est aller, bien sûr, là où nous ne voulions pas aller ».

On aura certainement noté au fil de ces remarques la proximité du livre de Dolores Aleixandre avec le pape François. Ce dernier a d’ailleurs explicitement déclaré cette connivence en invitant fortement à lire la théologienne espagnole, elle-même formée à l’école de saint Ignace. Mais redisons-le : cette convergence n’est pas platement affaire de sensibilité, de tempérament, ou encore d’affinité de l’un et de l’autre avec l’expérience de l’Eglise d’Amérique latine. Ce qui est en cause chez tous deux, c’est l’Evangile, et c’est le Christ, tel que le décrit Christian Bobin dans L’Homme qui passe : « Là où il passe, rien n’est comme avant ; et il ne cesse de passer ». Le Christ plein du désir d’embraser l’humanité de la vie de Dieu (« Je suis venu jeter un feu sur la terre, et comme je voudrais que déjà il fût allumé ! », Lc 12,49). 

Dernière remarque pour éclairer la lecture des chapitres finaux. Ceux-ci se centrent plus résolument sur la vie religieuse, rappelant que Dolores Aleixandre est sœur du Sacré Cœur. Pour autant, le propos ne décroche pas de l’ampleur d’une problématique baptismale concernant tous les chrétiens puisque, de façon salubre, est refusée une exceptionnalité de la vie consacrée, qui la séparerait de la vie des autres chrétiens. Tous trouveront donc là une sagesse qui les concerne, et cela singulièrement dans les pages remarquables consacrées à « l’accompagnement spirituel ». Parce que la foi se vit dans un temps qui reste celui de l’attente et de la veille, soumis à l’épreuve du clair-obscur, donc toujours concerné par la question qui retentit en Isaïe : « Veilleur où en est la nuit ? », la vie chrétienne ne peut se mener qu’en s’étayant mutuellement. Plus d’une fois, il nous faut ainsi accepter de ne voir qu’à travers ce que l’autre voit pour nous, de tenir dans la fidélité sans autre évidence que celle vécue par l’autre, de retrouver la nouveauté de l’Evangile au détour de la parole de l’autre. Celle de Dolores Aleixandre, qui rend la vie chrétienne au feu baptismal, participe éminemment de ce service. Puisse le feu, dont elle nous restitue le sens, courir dans l’Eglise, gagner de nouvelles terres, se propager comme la Bonne nouvelle que ce que nous vivons parfois comme des jours mauvais reste invinciblement « temps de promesse et d’espérance ».  

Anne-Marie PELLETIER

Résumé du livre de Dolores Aleixandre:

Alimentée au feu du buisson ardent d’où Moïse est interpellé, la parole de Dolores Aleixandre vient tisonner les braises d’une vie chrétienne toujours menacée par la tiédeur et par les versions sous-dimensionnées de l’Evangile. Ces pages sont donc destinées à ramener à l’Evangile, à renouveler à son contact le regard, l’intelligence et bien sûr l’agir chrétiens. En dirigeant le regard là où le Christ porte le sien. Plus résolument encore, là où lui-même se tient. C’est ainsi qu’au rebours du mouvement spontané de l’homme religieux qui croit devoir s’évader vers des hauteurs célestes, la direction à prendre est ici celle de l’humble sol de la vie des hommes. Ce livre est accessible par plusieurs portes d’entrée : d’abord par l’itinéraire liturgique qu’il suit (Avent, Noël et Pâques) ; puis par ses chapitres sur la vie consacrée, que l’auteur traite de façon très libre et percutante ; enfin, par ses nombreuses pages sur l’accompagnement spirituel où elle voit à l’oeuvre la miséricorde de Dieu.