Le pape, le mariage et les “oui“ ou “non“ de l’Évangile

Article paru dans La Vie en décembre 2016

Cette fois encore, l’arbre risque de cacher la forêt, quand quatre cardinaux frondeurs somment le pape de s’expliquer et que leur parole est relayée par des réseaux très organisés ! Pas sûr, en fait, que les « fidèles », dont ils se disent en souci, se retrouvent si unanimement dans la méfiance à l’égard d’Amoris Lætitia, le texte du pape François issu du double synode sur la famille. Mais cet épisode contestataire peut être une bonne occasion. Celle de prendre conscience combien la parole du pape est ici une fameuse « leçon d’Évangile ». Avec pour conséquence immédiate qu’elle dérange, évidemment, au point que rôde, ici ou là, la question de savoir si le pape est bien toujours chrétien, ou du moins catholique… Un soupçon impertinent, mais qui n’est pas sans intérêt, puisqu’il oblige à se souvenir que, tout au long des Évangiles, la question est aussi posée de savoir si ce que dit et fait Jésus ne trahit pas la loi de Moïse. On sait que c’est l’avis de ceux qui pensent que oui qui l’emporte, jusqu’à entraîner sa condamnation à mort.

En fait, dans ce débat soulevé par Amoris laetitia, la pierre de touche est encore et toujours la question des divorcés-remariés. Certes, le pape a pris soin de l’enchâsser dans un plus vaste contexte, qui envisage le tout de ce qui fait une vie conjugale et familiale. Mais rien n’y fait. C’est à une obsession de la discipline qu’est ramené ce texte de plus de deux cents pages (droit ou pas d’avoir part à l’Eucharistie, obligation faite, quand on est remarié, de ne pas vivre more conjugali, comme il se dit élégamment, etc.). Le chapitre 8, qui évoque la question sous le titre « Accompagner, discerner et intégrer la fragilité », n’est-il pas un reniement de la tradition, disent les censeurs. Ne vient-il pas brouiller la frontière entre le bien et le mal, installer dans le flou, semer le trouble dans le jugement moral ? Sortons des approximations où engage cette idée de discernement, disent-ils encore. Que le pape réponde par oui ou par non à la liste de nos questions, afin que les pasteurs puissent rappeler la loi de l’Église, sans se perdre dans les dédales et les embrouilles de la vie des couples. Après tout, Jésus ne nous dit-il pas : « Que votre oui soit oui, et que votre non soit non » ? 

À l’évidence, Jésus ne voit pas notre monde comme les « justes » qui sont autour de lui le voient.  

Oui… sauf que, à y regarder de près, cette parole de l’Évangile sur le « oui » et le « non » est dite à propos des serments, pour dénoncer l’homme tortueux qui se sert de Dieu pour camoufler sa malice. Son propos n’a rien à voir avec la rigueur – dans les deux sens du terme… – qui devrait être celle de l’Église jugeant de vies conjugales difficiles, chahutées par le péché qui hante nos relations mutuelles. D’ailleurs, si le lecteur veut bien continuer à lire l’évangile de Matthieu, il butera sur la petite parabole des deux fils, où Jésus enseigne que le fils qui dit non, mais qui cependant fait, l’emporte sur celui qui dit oui, mais qui ne fait pas !

Décidément la parole de Dieu complique les choses. C’est même une de ses fonctions, et une fonction vitale. Alors que l’on attendrait tellement le contraire ! Parce que l’on est imprégné de l’air du temps, qui aime les raisonnements binaires, qui vous met du côté des « pour » ou du côté des « contre ». Mais aussi parce que, en un moment où le monde tangue tellement, le besoin est irrépressible de vérités, comme l’on dit, non négociables. Une bonne morale chrétienne, justement, ne doit-elle pas être toute occupée à célébrer les vies rectilignes et à condamner celles qui zigzaguent, et cela en vertu de quelques principes simples, qui ne souffrent pas discussion ?

Le drame, si l’on ose dire, c’est que ce n’est pas ainsi que les Écritures, qui portent jusqu’à nous la Parole de Dieu, voient la vie et les hommes. Ouvrons les Évangiles, pour ne rien dire de l’Ancien Testament, qui offre cependant une précieuse pédagogie en la matière. En compagnie de qui trouve-t-on Jésus ? De qui se fait-il proche, ami ? Qui accueille-t-il avec prédilection ? On sait que les réponses à ces questions réservent des surprises. De fait, Jésus a beaucoup de mauvaises fréquentations. On le voit avec des publicains, parmi lesquels il choisit Matthieu. Il est en conversation avec une samaritaine, qu’il serait censé ignorer, et plus encore quand il apparaît qu’elle en est à son sixième mari. Il accueille sans reculer les gestes d’hommage d’une prostituée, etc. 

À l’évidence, il ne voit pas notre monde comme les « justes » qui sont autour de lui le voient. Là où le pharisien qui l’accueille voit une pécheresse, lui voit une femme dont le cœur reste palpitant d’amour authentique. Face à une femme adultère humiliée, cernée de regards accusateurs, il commence par baisser les yeux en écrivant sur le sol. Puis, seul avec elle, il lui dit seulement : « Va ! », qui est une injonction à vivre, libre de sa culpabilité et de son péché. Et encore, c’est un brigand, crucifié près de lui, qui est le premier bénéficiaire du salut que la Croix vaut à l’humanité. Et quand Jésus choque les israélites pieux en guérissant un jour de shabbat, il révèle en fait ce que c’est que d’honorer vraiment le jour consacré à Dieu.

Quelle folie ce serait, en effet, de croire que l’épreuve de la faiblesse serait seulement l’affaire de l’autre !   

Or, ce sont là justement les gestes et les paroles qui commandent tout ce qu’écrit le pape François au long d’Amoris Lætitia. Voilà la source de son inspiration et de son audace, quand il demande de ne pas s’en tenir aux abstractions d’une loi pour évaluer la fidélité ou l’infidélité des couples. Quand il appelle à la patience et à la générosité d’une rencontre qui respecte en l’autre la complexité de la vie avec ses aléas, ses épreuves, son poids de péché. C’est bien l’Évangile en main que le pape regarde notre monde, en commençant d’ailleurs par s’y inclure. Quelle folie ce serait, en effet, de croire que l’épreuve de la faiblesse serait seulement l’affaire de l’autre ! 

C’est en témoin de la puissance de l’Évangile qu’il considère les vies déchirées, les amours détruits, les relèvements, parfois bien claudicants, d’hommes et de femmes qui n’ont pas su ou pu garder la fidélité promise. Il est faux d’affirmer qu’en appelant ainsi au discernement et à l’intégration, le pape brade la vérité, édulcore la foi, rende flou l’appel à la sainteté, taille sur mesure une pastorale complaisante. La vérité est qu’il parle en faisant lui-même ce qu’il invite ses lecteurs à faire : prendre la parole de Dieu pour « compagne de voyage ». Dès lors, le grand souffle de vie de l’Évangile renverse les tables de ceux qui sont occupés à faire des poids et des mesures, à objecter un règlement aux pécheurs qui se présentent, comme à un poste de douane. Ainsi la clarté, que réclament les critiques d’Amoris Lætitia, ne peut être le tracé d’une frontière délimitant ce qui est conforme et qui est fautif. Elle ne peut s’entendre que comme la lumière de la Résurrection, qui a pouvoir de briller jusque dans des situations de mort, selon une logique qui déconcerte forcément notre sens immédiat de la vérité et de la justice.

Certes, il est de la vocation de l’Église de désigner les bons aiguillages de la vie, de prévenir que par là on se perd, et que par ici on vit. Mais elle a à porter ce témoignage, comme le Christ le porte, sans briser le roseau froissé, sans éteindre la mèche qui faiblit. En témoignant que nulle situation ne peut exclure de la miséricorde. Que seule l’arrogance de celui qui se justifie dans une situation problématique fait obstacle à celle-ci, alors que la pauvreté reconnue réintègre dans la communion avec Dieu et avec les frères.  

Que tout cela complique la tâche des pasteurs, on le concèdera volontiers. Mais n’y a-t-il pas quelque indécence à s’en plaindre ? Comme si accueillir les autres au nom du Christ, avec leurs blessures et leurs peines, pouvait se faire comme un acte quasiment administratif, tranchant dans le vif de vies souvent compliquées, en se référant simplement à un article de loi. En fait, cet accueil ne peut relever que d’un « travail artisanal », pour reprendre une expression d’Amoris Lætitia. Finalement, il ne s’agit de rien de moins que de discerner les situations en portant sur elles le regard même du Christ. C’est dire que la première conversion nécessaire est celle des pasteurs en charge de cette tâche ! C’est donc dans une grande circulation de conversion et de grâce que la parole du pape François invite toute l’Église à entrer.   Anne-Marie Pelletier