« Le Dieu des femmes », en affinité avec le monde de la « spiritualité » ?

Conférence donnée à Namur en janvier 2023

Extrait

L’intitulé de ma communication pourrait bien sembler ajouter à la difficulté du mot spiritualité – l’objet de notre interrogation en ce colloque – celle d’une mention inattendue et en soi problématique. En monde chrétien, Dieu pourrait-il s’entendre au pluriel, multiplié à l’infini des subjectivités humaines ? Y aurait-il vraiment « un Dieu des femmes » ? En fait, j’emprunte cette expression à la philosophe italienne, Luisa Muraro, qui en fit naguère le titre d’un livre profond, où elle se met à l’écoute de textes de la mystique féminine du passé, un continent d’expérience spirituelle plutôt occulté dans la mémoire officielle, où se forment les mots d’une théologie « en langue maternelle », comme y tient l’auteur [1]. Dans le prolongement de ce corpus, il faudrait évoquer les voix plus proches qu’un autre livre récent évoquait en se portant jusqu’au 20ème siècle, jusqu’à ces « femmes qu’on dit ‘mystiques’ », ainsi que les désignait naguère François Marxer, à l’écoute de huit d’entre elles, de Thérèse de Lisieux à Marie Noël, en passant par Édith Stein ou Adrienne von Speyr [2].

Ce faisant, je n’entends nullement essentialiser les sexes, plaider la cause équivoque d’un « génie féminin ». En revanche, sur fond d’une essentielle humanité partagée, je voudrais argumenter l’idée que les femmes et les hommes ne parlent pas exactement de la même manière de Dieu. Chacun l’écoute, l’approche, le fréquente, est en relation de parole avec lui de façon singulière. Il y a ici et là un style particulier dans la façon de se rapporter à lui. Et il y a un style féminin, que je verrais bien comme une aisance particulière des femmes à se mouvoir dans le champ de ce que désigne le mot de spiritualité.

Mon propos, ici, ne peut qu’être allusif, bien peu proportionné à l’ampleur du sujet. Pour qu’il ne reste pas dans des généralités abstraites, je lui donnerai comme point d’appui la parole de la poétesse Marie Noël. Parole singulière, en fort écart avec les mots ordinaires de la piété. Parole d’une femme qui pourrait, dit-on, se retrouver un jour au côté de Dom Marmion, dans la compagnie des « bienheureux » proclamés par l’Eglise. En tout cas, une voix qui donne visage à ce « Dieu des femmes », qui enseigne beaucoup du Dieu de tous, même si Marie Noël ne fut pas théologienne, à la manière des théologiens, dont elle disait que, chaque matin, ils aident Dieu à s’habiller de dogmes[3].

Entendons un instant ce texte célèbre tiré de ses Notes intimes, qui a pour titre « Communion pauvre » :

« Mon Dieu, je ne Vous aime pas, je ne le désire même pas, je m’ennuie avec Vous. Peut-être même que je ne crois pas en Vous.

Mais regardez-moi en passant. Abritez-Vous un moment dans mon âme, mettez-la en ordre d’un souffle, sans en avoir l’air, sans rien me dire.

Si Vous avez envie que je croie en Vous, apportez-moi la foi. Si Vous avez envie que je Vous aime, apportez-moi l’amour. Moi, je n’en ai pas et je n’y peux rien. Je Vous donne ce que j’ai : ma faiblesse, ma douleur. Et cette tendresse qui me tourmente et que Vous voyez bien… et ce désespoir… et cette honte affolée…

Mon mal, rien que mon mal…

C’est tout ! Et mon espérance ! »[4]

Texte d’emblée saisissant, par sa déclaration d’ouverture (« Mon Dieu je ne vous aime pas »). Ce qui normalement ne se dit pas frontalement dans les relations ordinaires. Et encore moins quand on s’adresse à Dieu. Et cette déclaration est d’autant plus violente qu’elle lève depuis ce que Martin Buber désignait comme « le sanctuaire du mot fondamental je-tu », cet enclos où se joue la relation interpersonnelle, où l’autre cesse d’être un « il » pour advenir en « tu », aussi personnel que le « je » qui lui fait face[5]. Car il s’agit bien là d’une parole adressée pour une demande, une imploration, l’aveu d’une faiblesse qui a besoin de secours, et qui ose croire qu’en cette faiblesse même se trouve l’accès à la relation à Dieu.

[1] . Luisa Muraro, Le Dieu des femmes, 2003, traduction française Lessius, Coll. « Donner raison », 2006.

[2] . François Marxer, Au péril de la nuit, Femmes mystiques du 20ème siècle, Paris, Cerf, 2017.

[3] . Marie Noël, Notes intimes, Paris, Stock, 1966, Cerf, 2012, p. 130.

[4] . Marie Noël, ouvrage cité, p. 41.

[5] . Martin Buber, Je et Tu, 1923, Paris, Aubier, 1969, « Les Mots- principes », p. 27.