Le Cantique des Cantiques

dans La Bible et sa culture, Ancien Testament – Jésus et le Nouveau Testament, (dir. Ph. Gruson et M. Quesnel), Desclée de Brouwer, 2011

Article d’Anne-Marie Pelletier

Le Cantique des cantiques est à bien des égards un texte singulier dans la Bible. Son titre, à lui seul, exprime l’exception. Le « Chant des chants » (Shir ha-shirim en hébreu) se présente comme un superlatif. En même temps, son propos et sa tonalité surprennent bien des lecteurs. Le nom de Dieu (Yah, abrévation de Yahvé) n’y apparaît que fugitivement, dans une comparaison : les traits de l’amour sont « des traits de feu, une flamme de Yah » (Ct 8,6). En revanche, tout ce petit livre est rempli des mots vibrant de passion amoureuse que s’adressent un homme et une femme. Avec une franchise jubilante, ils disent la beauté des corps, l’ardeur du désir, la bonté de la création. Cette centaine de versets constitue aux yeux de beaucoup un des sommets de la littérature amoureuse universelle.  

D’un autre côté, et paradoxalement, ce livre n’a cessé d’être fréquenté au long des siècles par des lecteurs croyants, juifs ou chrétiens, qui y ont trouvé les mots pour célébrer, de façon non moins ardente, l’amour de Dieu et leur expérience religieuse. Par là, ce texte appartient autant à la littérature mystique. Tout cela nimbe le Cantique des cantiques d’un halo de mystère et explique que bien des débats se soient élevés à son propos, y compris pour contester la légitimité de sa présence dans la Bible. On continue aujourd’hui à discuter âprement de son identité et à en proposer des interprétations variées. Les exégètes eux-mêmes s’accordent avec peine sur la structure du texte autant que sur sa provenance. Il existe cependant un assez large consensus pour dater ce livre, pris dans l’état final où nous le lisons, de la fin du Ve siècle av. J.C.

Un dialogue amoureux

Mise à part une finale qui se présente sous la forme d’un aphorisme et d’épigrammes (8,7b-14), le Cantique est tout entier constitué par undialogue. Une voix féminine (la « bien-aimée », désignée à l’occasion par le nom de Sulamite) et une voix masculine (le « bien-aimé ») s’appellent, se répondent, se chantent, expriment leur émoi devant la beauté du corps de l’autre, disent le bonheur d’aimer :

Qu’il me baise des baisers de sa bouche. Tes amours sont plus délicieuses que le vin ; l’arôme de tes parfums est exquis, ton nom est une huile qui s’épanche, c’est pourquoi les jeunes filles t’aiment ; Entraîne-moi sur tes pas, courons ! Le roi m’a introduite en ses appartements ; tu seras notre joie et notre allégresse. Nous célébrerons tes amours plus que le vin ; comme on a raison de t’aimer ! (1,2-4)

À plusieurs reprises, les amants en appellent à des témoins (filles de Jérusalem, gardes, compagnons du bien-aimé, un chœur) qui introduisent une dimension de socialité dans leur célébration mutuelle. Parce que ce dialogue est jalonné de moments de séparation, de quête de l’autre, de retrouvailles, certains ont voulu y voir une sorte de livret de théâtre mettant en scène un drame amoureux. Le roi Salomon chercherait à séduire une jeune bergère décidée à rester fidèle au berger que son cœur aime. Cette hypothèse, développée en particulier au siècle dernier par Renan, force le texte à bien des égards. Plus simplement le Cantique se présente comme une suite de poèmes reliés entre eux et unifiés par un rédacteur final. Des refrains, en particulier, donnent son unité et son mouvement au livre. Ainsi, par exemple, des variations sur ces mots de la bien-aimée aux filles de Jérusalem, qui jalonnent le texte :

Je vous en conjure, filles de Jérusalem, par les gazelles, par les biches des champs, n’éveillez pas, ne réveillez pas mon amour, avant l’heure de son bon plaisir (2,7 ; voir 3,5 ; 8,4).

Un point culminant de la quête amoureuse est atteint au milieu du livre :

J’entre dans mon jardin, ma sœur, ô fiancée, je récolte ma myrrhe et mon baume, je mange mon miel et mon rayon, je bois mon vin et mon lait. Mangez, amis, buvez, enivrez-vous, mes bien-aimés ! (5,1)

De part et d’autre de cette éminence dramatique se succèdent paroles d’admiration, expressions du désarroi lorsque l’aimé s’esquive, appels, célébration des retrouvailles. Un motif caractéristique est ici celui de la distance préservée au sein de la relation amoureuse. À certains instants, cette distance est ressentie comme un douloureux tourment :

J’ai ouvert à mon bien-aimé, mais tournant le dos, il avait disparu ! Sa fuite m’a fait rendre l’âme. Je l’ai cherché mais ne l’ai point trouvé, je l’ai appelé, mais il ne m’a pas répondu !(5,6)

Mais l’inquiétude de l’absence est aussi la forme d’un amour qui s’émeut, s’inquiète pour l’autre. Elle est aussi simplement la condition du dialogue entre les amants, loin de toute fusion qui anéantirait la parole et exténuerait le désir. D’ailleurs les derniers mots du texte sont une étrange invitation de la bien-aimée au bien-aimé :

Fuis, mon bien-aimé. Sois semblable à une gazelle, à un jeune faon, sur les montagnes embaumées. (8,14)

D’autres mouvements animent ce texte traversé par la ronde des saisons, la course d’animaux sauvages, les senteurs de parfums qui enveloppent les fleurs et les corps : Mon bien-aimé élève la voix, il me dit :

« Viens donc, ma bien-aimée, ma belle, viens. Car voilà l’hiver passé, c’en est fini des pluies, elles ont disparu. Sur la terre les fleurs se montrent. La saison vient des gais refrains, le roucoulement de la tourterelle se fait entendre sur notre terre. Le figuier forme ses premiers fruits et les vignes en fleurs exhalent leur parfum. Viens donc, ma bien-aimée, ma belle, viens ! » (2,10-13)

Tout se passe ici comme si la création tout entière était conviée à célébrer l’amour. Biches, gazelles, faons, renards, colombes, tourterelles, troupeaux de chèvres, cavale de Pharaon se succèdent au fil des versets. De même une flore odorante et gracieuse sert de cadre au dialogue amoureux, en lui fournissant les appuis de nombreuses métaphores qui créent une atmosphère de jardin d’Éden (4,12-15)……………………………………………