Entretien : « Témoigner d’une vie chrétienne au féminin »

Propos d’Anne-Marie Pelletier, recueillis par E. Nghiap et publiés sur le site de la Conférence des évêques de France, le 15 juillet 2014.

Anne-Marie Pelletier, docteur en science des religions et enseignante au Collège des Bernardins, est la lauréate du prix Ratzinger 2014. Elle est la première femme à se voir remettre ce prix pour ses travaux « sur l’herméneutique, l’exégèse biblique, mais aussi pour s’être dédiée à la question de la femme dans le christianisme et dans l’Église ». Cette haute distinction lui sera remise officiellement le 22 novembre 2014 par le Pape François.

Vous recevrez le prix Ratzinger le 22 novembre. Quel sens lui donnez-vous ? Est-ce une sorte d’aboutissement, une récompense pour vos travaux ?

Avant tout, j’accueille cette distinction comme une reconnaissance qui déborde ma personne et vient rejoindre tant de femmes qui, dans l’Église, travaillent de toutes sortes de manières à attester l’Évangile du Christ par le service de la charité, le souci pastoral de la foi communiquée et transmise, l’exercice de l’intelligence. De même que j’admire profondément ce que vivent des multitudes de femmes, sous toutes les latitudes, le plus souvent de façon totalement obscure et cachée. Je me plais à penser qu’à travers moi qui les admire, ce sont elles qui sont aussi honorées, qui reçoivent un peu de visibilité. Cette conviction est pour moi essentielle.

Vous êtes la première femme à recevoir le prix Ratzinger et une partie de vos publications portent sur les femmes et l’Église. Vos travaux sont-ils justement un appel à faire réagir l’Église sur la place des femmes ?

Je ne me sens guère en phase avec l’idée de « faire réagir l’Église »… Je n’ai jamais pensé devoir donner aucune leçon… Je me sens avant tout partie prenante de l’Église par la grâce de mon baptême ! Je cherche seulement à porter témoignage d’une vie chrétienne vécue au féminin, et comme telle sensible à des réalités qui ne s’imposent pas forcément de la même manière à un regard masculin. En particulier, je pense que la condition des femmes qui vivent le sacerdoce baptismal sans perspective de sacerdoce ministériel, constitue une réalité hautement significative théologiquement, pour tous. Hautement et positivement significative ! Au sens où cette situation éclaire, ou devrait éclairer, ce qui constitue le centre de gravité de l’identité chrétienne, quelles que soient les modalités présentes de la sequela Christi dans l’Église. C’est ce que j’aime désigner comme « signe de la femme », et que je retrouve d’ailleurs dans la vie monastique, consacrée à vivre une relation filiale reconnue comme étant plénitude insurpassable. Dire ceci ne rend pas insensible à des situations d’injustice à dénoncer et à surmonter. Mais ceci met la conversion des cœurs au principe des évolutions à promouvoir. Quand saint Paul affirme que, désormais, dans le monde rédimé par le Christ, « il n’y a plus l’homme et la femme» (Ga 3,28), soit le masculin et le féminin en relation d’hostilité, il pointe une dimension essentielle du salut. Mais d’un salut qui reste à accueillir d’un accueil qui est la tâche du temps présent. Travail d’enfantement, en nous et dans le monde, de ces réalités nouvelles que nous proclamons.

Le Pape François vous remettra le prix en novembre. Il bouscule beaucoup par ses interventions, notamment sur la place des femmes. Avez-vous des attentes, de l’espoir vis-à-vis de lui ?

En fait ce prix me sera remis par le pape François au nom de la Fondation Ratzinger. Cette double référence signifie bien que le souci du pape François n’est pas simplement inaugural. Il s’inscrit dans le sillage d’une histoire commencée il y a quelques décennies, elle-même en lien avec des évolutions culturelles qui tendent à arracher la vie des femmes à l’invisibilité qui leur fait violence de façon quasi universelle. Avant même les papes François et Benoît XVI, le pape Jean-Paul II donnait une résonance officielle inédite à la reconnaissance des femmes à travers un texte comme Mulieris dignitatem (1988) et de nombreuses interventions. Paul VI, déjà, l’avait précédé sur cette voie. Je suis pour ma part convaincue que des évolutions positives sont en marche, au rythme des choses de la vie en croissance. Il reste cependant beaucoup à faire dans l’Église… Tant à faire, que le pape François est fondé à parler d’« ouvrir un chantier » à hauteur de cette question ! Et on peut imaginer que, sous son inspiration, la réflexion et la prise de décision bénéficieront d’une expérience élargie, débordant l’horizon de nos terres de vieille Europe. Telle, bien sûr, l’expérience des hommes et des femmes d’Amérique latine, qui nourrit des travaux théologiques comme ceux de Maria Teresa Porcile Santiso ou d’Ivone Gebara.

Anne-Marie Pelletier