Au risque de l’autre. Lecture des Écritures et institution d’un sujet croyant

Transversalités, Revue de l’ICP, n°143, octobre-décembre 2017

Résumé:

Dans le contexte de cultures vivant avec une difficulté croissante l’expérience de l’altérité, la foi chrétienne s’expérimente comme confiance qui consent à entrer dans le risque de la rencontre de l’autre. Aux quêtes fébriles du même, elle oppose l’affirmation que l’exposition à l’autre est principe de vie et de croissance. La lecture des Écritures apparaît à ce titre comme le lieu privilégié d’un apprentissage où prend corps le sujet croyant. À la condition cependant de faire droit sans esquive aux diverses modalités du pluriel auxquelles confronte le texte biblique, l’enjeu théologique de l’épreuve étant d’accéder à une intelligence anti-idolâtrique de la vérité.

Article:

La foi suppose une confiance qui n’a pas la garantie de ce qui la fonde : l’autre ». Ainsi s’exprimait Michel de Certeau, il y a plus de quarante ans, dans un débat célèbre avec Jean-Marie Domenach interrogeant la réalité qui s’imposait désormais d’un christianisme existant sous le signe de « l’éclatement » [1][1] Michel de Certeau et Jean-Marie Domenach, Le christianisme…. L’écart de plusieurs décennies n’affaiblit pas la force de cette proposition, bien au contraire. Certes, les temps ont changé. À l’âge de l’ébranlement des grandes régulations symboliques vécu dans l’optimisme des utopies de la libération a succédé un temps grevé d’incertitudes et de tentations nihilistes. Le refus de l’hétéronomie se révèle plus asphyxiant que libérateur. L’auto-suffisance de l’homme, en révolte contre sa finitude, seul à seul avec ses pouvoirs, propulse sans frein dans une logique de maîtrise scientifique et technologique, où l’on devine que l’on peut s’écraser. La proximité généralisée qu’engendre la mondialisation se vit par beaucoup comme menace de se perdre. Le déficit d’une altérité appréhendée positivement s’accroît. Aussi les quêtes du même prolifèrent-elles, avec leurs succédanés d’exclusion. En cette conjoncture, la phrase de M. de Certeau convoque donc les chrétiens de façon plus pressante que jamais. Elle rappelle que, constitutivement, par leur foi, ils sont gardiens et intendants de l’autre, témoins qu’un Tiers incommensurable à l’homme fonde et garantit son humanité. Or, cette responsabilité ne peut se vivre sans être éduquée à la source de la foi, au contact et dans la pratique des Écritures, que ce temps difficile a, tout de même, la grâce de retrouver comme lieu vital de l’existence chrétienne. Notre hypothèse sera que, de même que l’entrée en langage édifie en sujet, de même la lecture du Livre bâtit en sujet chrétien, capable de répondre du présent et du futur dans la confiance endurante de la sequela Christi. Mais il y a une condition à cela : celle d’accéder à la vérité du lire, qui se dissimule sous la modestie du mot, autrement dit de soutenir l’épreuve du texte.

2 On choisira ici d’aborder cette épreuve structurante en référence à la question du pluriel des Écritures, dont l’exégèse critique avive l’expérience, et qui nous apparaît déterminante dans la conjoncture présente. Ce qui impose de commencer par écarter les contrefaçons de la lecture qui ont précisément pour principe de neutraliser l’aiguillon du texte biblique.

Lire, un acte problématique

3 Ainsi, alors que la Bible n’existe plus guère dans notre culture sécularisée que sous forme de traces rescapées de l’effacement de la mémoire chrétienne, elle ressurgit comme référence et argument dans les débats sociétaux ouverts par les remaniements anthropologiques en cours. Elle représente, face à une anthropologie qui se réclame de la diversité et de la variabilité des cultures et de leurs modèles, la butte témoin d’une vérité stable et universelle. Ramenée à un ensemble de propositions soustraites à la contingence et à la relativité, elle est censée assurer, contre les désamarrages contemporains, un ancrage dans l’intangible et l’absolu à quoi est identifiée la Parole de Dieu. C’est d’ailleurs comme telle qu’elle est convoquée par des théologies contemporaines constituant l’identité chrétienne en force de résistance. Ainsi, par exemple, inventoriant pour le présent Les ressources de la foi, H.-J. Gagey pointe des théologies de type post-libéral, telle celle de S. Hauerwas, qui argumentent l’idée d’une Église comme « cité alternative » en invoquant précisément une « vision “biblique” du monde », qui forme repoussoir au monde ambiant sécularisé. Un sujet nécessairement marqué de solipsisme surgit de cette problématique qui, en même temps, a pour effet de connaître la Bible comme un contenu, un thesaurus, en perdant sa réalité et son efficace d’écriture assumant toute l’opacité de la chair dans une histoire. Ainsi, se trouve-t-on très à distance de ce qui se joue dans la lecture comme expérience d’une double altération : altération d’un lecteur s’exposant à la surprise d’une vérité qui lui vient de plus loin que lui ; altération, conjointement, d’un texte exposé à ce qu’il est convenu d’appeler après Ricœur le « monde du lecteur », complexe d’expériences et d’intérêts personnels, certes, mais aussi somme de représentations et de questions collectives qui, présentement, configurent une épistémè déstabilisante, que la tentation est d’externaliser. Autrement dit, lire, selon la rigueur de ce geste, consiste à laisser de l’autre travailler. C’est même se placer à un point de concentration de l’expérience de l’altérité, avec ses promesses de croissance, et aussi ses périls et ses ratages, et par conséquent ses stratégies d’esquive.

4 S’agissant d’Écritures chrétiennes, il se trouve que l’appel à entrer dans ce jeu – qui peut prendre le tour d’un corps à corps – est immédiatement signifié par la structure duelle du Livre. Deux « testaments » y sont en travail mutuel, le second ayant pour fonction d’attester l’accomplissement du premier, qui lui-même signifie au chrétien qu’il reçoit ses Écritures et son identité d’un autre qui le précède – et dont l’existence continue à l’accompagner mystérieusement – inscrivant un duel cette fois au cœur de l’histoire. La centralité de l’enjeu spirituel que porte cette réalité éclate dans le fait que, dès le début du iie siècle, un Marcion surgira pour récuser ce duel avec une violence où s’exprime le refus de l’élection, cette déconcertante stratégie biblique au principe de la révélation, destinée paradoxalement à refaire l’unité d’un monde pécheur, aux prises avec l’inimitié de l’autre. Mais que cette unité doive se faire par la rencontre de l’un et de l’autre, et non dans la violence du même, voilà bien la pierre d’achoppement. L’obsession de l’unicité – fruit de la contrainte ou de l’élimination de l’autre – hante l’histoire de vingt siècles chrétiens dans leur rapport avec Israël et elle commande aussi certainement la manière dont on se sera comporté face aux multiples figures de l’autre traversant l’espace physique et mental du monde européen. Pourtant, dans le même temps, le christianisme n’aura pas cessé d’être pris dans des expériences du pluriel qui – dans une sereine positivité ou plus douloureusement – ont modelé et peuvent continuer de modeler une précieuse singularité chrétienne [2][2] En ce sens, il n’est probablement pas fortuit que l’ouverture…. C’est précisément quelque chose de ces expériences que l’on évoquera maintenant, d’une façon que l’on veut plus suggestive qu’exhaustive, compte tenu de la complexité de l’histoire.

De l’autre L’expansion du sens, expérience heureuse du pluriel

5 Pour mettre correctement en perspective ce qui va suivre, il nous faut commencer par rappeler brièvement une positivité reconnue et célébrée du pluriel, auquel a affaire toute herméneutique chrétienne, mais qui reçut sa pleine mesure dans l’exégèse ancienne et médiévale. Elle est celle qui se manifeste dans la lecture allégorique ou typologique, et a rapport à la nouveauté qui surgit quand les mots, les événements, les figures de l’Ancien Testament, jusque-là repliés sur un secret en attente de sa manifestation, voient leur sens libéré et démultiplié à l’Heure du Christ. En cette lecture théologale et christologique, c’est une modalité heureuse du pluriel qui se donne à connaître, liée à la Sagesse polupoikilos (Ép 3,10), sagesse de Dieu multiple et bigarrée, qui introduit aux mystères divins, eux-mêmes « diversa sed non adversa », disent les anciens. Et dont l’Esprit – lui-même Spiritus multiplex – compose la profusion en unité, ainsi que l’éprouvent des générations de lecteurs croyants. Dans le même temps, se déploie la fécondité généreuse de ce sens spirituel/christologique, diffusant en agir de charité (sens tropologique) et en posture d’espérance (sens anagogique) [3][3] Sur la doctrine des « sens de l’Écriture », voir Henri…. Ainsi les « sens de l’Écriture », élaborés en liste triple ou quadruple, vont configurer l’acte interprétatif tout au long des temps [4][4] Sur la problématique contemporaine, voir Commission…, mais simultanément l’encadrer, régulant ainsi une potentielle « lecture infinie », sans pour autant en exclure le principe, comme le suggère l’herméneutique de Grégoire le Grand évoquant une croissance du texte conjointe à l’acte de sa lecture. Index de la surabondance des mystères divins, ce pluriel est déploiement polyphonique de l’unique et éternelle vérité de Dieu à laquelle le Christ donne accès. Et c’est sur cette base que, sans effort démesuré, l’exégèse aura pendant des siècles surmonté le trouble de voir un unique Évangile attesté différemment par quatre évangélistes ou la théologie paulinienne recevoir plusieurs modulations.

Un pluriel qui inquiète la foi………………………………..