Anne-Marie Pelletier, lauréate du prix de l’Amitié Judéo-Chrétienne 2023

Le 15 novembre, ce prix a été remis à Anne-Marie Pelletier dans les locaux du Collège Notre-Dame-de-Sion, à Paris

Ce prix est attribué annuellement, depuis sa fondation en 1988, à l’initiative de Monsieur Hubert HEILBRONN afin de soutenir le dialogue judéo-chrétien.

Le Prix 2023 de l’Amitié Judéo-Chrétienne de France, attribué le 25 juin dernier à Anne-Marie PELLETIER par un jury présidé par Jean-Dominique DURAND et composé des membres du comité directeur et de présidents de groupes locaux de l’AJCF, lui a été remis le 15 novembre 2023 dans l’amphithéâtre du collège Notre-Dame-de-Sion.

Voici un extrait du discours prononcé par Anne-Marie Pelletier le 15 novembre dernier. Ce discours sera publié intégralement dans la revue SENS.

Ce prix de l’AJCF, que vous avez décidé de m’attribuer, se concrétise ce soir, quarante jours après le séisme du 7 octobre. Ainsi, nous nous retrouvons, cette année, pour célébrer l’amitié entre Juifs et Chrétiens, à un moment de déchirement et de douleur, où remontent à la mémoire juive – à la mémoire de nous tous – de très, très mauvais souvenirs : les souvenirs hallucinés de l’histoire de la persécution, des massacres et des cruautés innommables du siècle dernier, qui s’associent à des noms que l’on prononce en frissonnant, Belzec, Treblinka, Babi Yar, Auschwitz, Maidanek, et tant d’autres, jusqu’au pogrom de Kielce, dans la Pologne de 1946, signe terrifiant de ce que la coupe que l’on croyait pleine au lendemain de la guerre, pouvait encore déborder. Elle a débordé de nouveau – ô combien – au kibboutz de Be’eri, à celui de Kfar Aza, à Sderot…le 7 octobre. Et elle déborde encore avec les prises d’otages pour lesquels nous tremblons toujours. Nous nous retrouvons au milieu de cet effroi d’une terre ensanglantée, infernale, où « Rachel pleure ses enfants et ne veut pas être consolée, parce qu’ils ne sont plus ». Des deux côtés de la frontière, au sein de l’un et l’autre peuple qui se font face. Et nous nous retrouvons tandis que l’antisémitisme, qui a déchaîné au 20ème siècle ses pires démons contre le peuple juif, plastronne de nouveau, à commencer en France.

Elles sont de plus en plus épaisses chaque jour. Ce sont les cendres de la mort, du deuil, de la dévastation. Les cendres de nos espoirs ruinés. Ce sont les cendres sous lesquelles disparaît aujourd’hui le tracé des chemins de la paix. Tout ce présent qui nous trouve impuissants, désorientés, peut-être bien désespérés, implorant secours avec les mots du psalmiste : « Dans cette nuit où je crie en ta présencesauve-nous » (Ps 88) ou encore, suppliant « Délivre-nous du mal », la dernière demande du Notre Père des chrétiens.

Que nous le voulions ou non, en chaque jour présent, la vie du monde avec son poids de malheurs est une épreuve à soutenir. Et l’on dirait que Mochè de Kobryn a parlé pour nous, quand depuis les terres du hassidisme, il prévenait : « De nos jours, le degré supérieur de la piété, ce n’est ni l’étude ni la prière, mais d’accepter le monde tel qu’il est ».

Ainsi la violence semble tout commander, avoir investi toute l’actualité des peuples, comme cette Dulle Griet dans le tableau de Brüeghel, figure infernale parcourant d’un pas irrésistible, les espaces d’un monde incendié, entièrement livré à la guerre. Une situation qui a tout pour conforter la conviction – déjà celle d’Héraclite ! – que c’est polemos – le dieu de la guerre – qui est le maître, le père de tous, le moteur de l’histoire. C’est bien ainsi d’ailleurs que les mythes de création anciens, tout autour d’Israël, voyaient les choses, le début de toutes choses et donc la loi de la vie. Ils figuraient des combats primordiaux, des luttes à mort, au principe du monde et de l’humanité.

Pourtant la tradition biblique invite à résister à cette problématique.

Souvenons-nous : la note première, originelle, qui est comme la signature divine apposée sur l’œuvre de chacun des jours de la création, a pour nom le tov, tov meod : « Dieu vit que cela était bon, très bon ». Ce mot de bonté dit sobrement, mais avec force, la vérité de ce qui sort des mains divines, de ce qui émane de la volonté bienveillante de Dieu, selon les Ecritures, la marque de la création chargée de l’énergie de la vie de Dieu, porteuse de fécondité et d’avenir. Ici, c’est donc le tov, accompagné de la bénédiction, qui est au principe du monde, comme d’ailleurs à son terme, selon la prophétie, qui profile l’eschatologie en termes de réconciliation, de paix, de shalom. Certes, dans la suite du texte, la violence vient vite : dès Gn 4 ! Vite, mais tout de même seulement en Gn 4. Certes, cette violence est décrite comme une puissance en expansion. Sa nature est de se multiplier, d’attirer, d’absorber en elle la vie des humains, au point que le verdict tombe deux chapitres plus loin. La méchanceté de l’homme a perverti la terre, mis en échec le plan de Dieu. Elle a démenti la bonté originellement déclarée. En Genèse 6, Dieu se repent d’avoir créé les humains et annonce à Noé que « la fin de toute chair est arrivée ». Osons remarquer, au passage, que l’état du monde qui prélude au déluge n’est pas sans analogie avec notre situation présente…

Il n’empêche que le plan divin ne sombre pas avec les eaux du déluge.

Ce plan résiste à cette séquence extrême. Le déluge qui est geste de jugement radical est aussi un recommencement, un rebond de l’histoire, Dieu se résignant à composer avec les desseins mauvais du cœur de l’homme. L’histoire continuera donc, et désormais selon une double ligne. Sous le double signe de la violence de l’homme – encadrée, limitée par la loi, mais la limite inclut la possibilité de la transgression ! – et sous le signe de la bénédiction divine, qui ne peut être reprise, car si elle l’était, ce serait l’abolition de la création. On devine la complexité du scénario et l’épreuve que ce sera d’en soutenir l’expérience. Mais c’est le propre des Ecritures bibliques – et aussi ce qui fait leur crédibilité – que d’affronter et de tenir cette tension, de nous entraîner à la tenir.

Ainsi, la surface empirique du temps est-elle constituée par l’histoire des entreprises et des passions humaines, bonnes ou mauvaises, dont s’engendrent nos civilisations mortelles. C’est l’histoire des « nations en tumulte », des peuples où enfle le « murmure » , des rois en révolte (Ps 2). L’histoire qui occupe les historiens, mais dont le peuple juif se sera curieusement/paradoxalement désintéressé, comme le remarquait le grand penseur juif Yosef Yerushalmi dans les pages de son Zakhor[1].

[1] . Yosef Yerushalmi, Zakhor, Histoire juive et mémoire juive, Ed. La Découverte, 1984.

Retrouvez l’intégralité de cette conférence dans un prochain numéro de la revue SENS.