« La lecture de Gn 1-11 au fil des siècles » et « La création (Gn 1-3) »

dans La Bible et sa culture, Ancien Testament – Jésus et le Nouveau Testament, (dir. Ph. Gruson et M. Quesnel), Desclée de Brouwer, 2011

Article d’Anne-Marie Pelletier

Gn 1-11 : Introduction  

Les onze premiers chapitres de la Genèse font partie des textes bibliques qui restent les plus populaires au sein même des cultures modernes où la Bible n’est plus lue assidûment comme texte sacré. Ses récits – scènes du Jardin d’Éden, fratricide de Caïn sur son frère Abel, histoires du Déluge, de la tour de Babel – continuent à habiter les mémoires. Ils constituent les passages obligés de l’imaginaire occidental des commencements du monde. Comme il se doit, cet imaginaire s’appuie sur des images produites au long des siècles par des artistes qui ont interprété le récit biblique. Ève a désormais les traits de la femme serpentine du sculpteur d’Autun ou de la jeune fille à la belle chevelure ondoyante du Jardin des Délices de Jérôme Bosch. Tout le monde voit la tour de Babel à travers la grande construction en chantier représentée par Brueghel. La langue continue à porter des allusions à ces textes : on « attend le déluge », on jette sur un déshonneur « le manteau de Noé ». Aux débuts du cinéma hollywoodien, non sans intrépidité, les cinéastes ont donné des visages à Adam, Ève, Caïn et Abel. La publicité fait allusion fréquemment à une tentation revue et corrigée en péché de gourmandise. Avec plus de gravité, les philosophes ou les psychanalystes continuent à solliciter ces textes pour réfléchir sur la violence, sur la vérité, sur la finitude de l’homme.

Cet intérêt des Modernes fait suite à une longue histoire au cours de laquelle ces chapitres ont été interminablement commentés, illustrés, associés même à d’âpres débats sur les rapports de la Bible avec l’histoire ou avec la science. Aux premiers siècles de l’Église et jusqu’à l’époque médiévale, pourtant, leur lecture est paisible. En fait, elle est inséparable d’un contexte de foi où la Bible est avant tout la parole par laquelle Dieu se fraie un passage jusqu’à l’homme pour révéler son visage, le sens profond de la condition humaine, le salut qu’apporte le Christ. Ces chapitres sont alors lus essentiellement dans cette perspective : ils sont tenus pour une parole qui exprime le « principe », l’origine de l’existence de l’univers, beaucoup plus que ses débuts matériels, au sens où nous l’entendons communément. Certes, en des temps dépourvus de nos savoirs scientifiques, on peut solliciter ces textes pour répondre aux questions sur les commencements que l’homme se pose et auxquelles il n’a pas de réponse. Les commentaires de la Genèse « selon la lettre », que l’on écrit alors, n’hésitent pas à reconstituer la géographie du jardin originel, des chronologies fantaisistes de l’histoire du monde.  

Mais les mêmes auteurs utilisent d’abord ces textes pour méditer sur le mystère du salut. Ainsi, ils sont en quête de leur sens spirituel. Ceci explique leur recours fréquent à l’allégorie*, qui a pour but de dégager de la lettre et de la représentation matérielle, des lumières pour la vie chrétienne. Tel est le but de la lecture typologique* qui voit dans le jardin d’Éden, dans le Déluge ou l’épisode de Babel, des préfigurations d’événements futurs de l’histoire du salut. Le Paradis* est ainsi désigné comme figure de l’Église à laquelle le baptême donne accès. Grégoire de Nysse, l’un des Pères* de l’Église du IVe s., exhorte ainsi les futurs baptisés : « Tu es hors du Paradis, ô catéchumène, compagnon d’exil d’Adam, notre premier père. Maintenant la porte s’ouvre ; rentre là d’où tu étais sorti. » Dans cette ligne, l’arbre de vie du jardin d’Éden est relié à l’arbre de la Croix sur laquelle le Christ sauve l’humanité. Le Déluge est décrit comme préfiguration du jugement dernier, l’arche dans laquelle entre Noé comme figure de l’Église, où le Christ prend avec lui ceux auxquels il fait traverser les grandes eaux de la mort. L’épisode de Babel sert à éclairer l’événement de la Pentecôte, où l’unité refaite est symbolisée par le don des langues.  

La culture médiévale est imprégnée de ces pensées. La lecture typologique demeure vivante. Ainsi, par exemple, voit-on les artistes transformer l’arche du Déluge en solide demeure symbolisant l’Église ou bien faire figurer dans des représentations de l’Annonciation à Marie des allusions à l’arbre qui, au jardin d’Éden, a porté le fruit de la désobéissance. Les mêmes textes de la Genèse servent, de façon plus douteuse, à étayer une misogynie ambiante. On se met, à la même époque, à donner au serpent un visage féminin, décalquant celui d’Ève, sous le prétexte que les mêmes s’attirent et s’assemblent. Et encore, c’est en passant par le récit de Babel que l’on scrute la question fascinante des origines du langage et que l’on part en quête d’une langue « adamique ». Les utopies qui fleurissent au XVIe siècle et à l’âge classique rêvent précisément d’un retour au temps d’avant Babel. Quand l’abbé Grégoire, à l’époque révolutionnaire, lancera la campagne d’élimination des patois du territoire national français, il argumentera : « Avec trente-trois patois différents, nous en sommes encore, pour le langage, à la tour de Babel, tandis que pour la liberté, nous formons l’avant-garde des nations. »  

Dans le même temps, l’apparition d’une lecture critique de la Bible va placer ces textes fameux au centre de polémiques virulentes. Des débats portant sur l’auteur du Pentateuque* ou sur la vraisemblance des textes sacrés font de la Genèse leur point d’application favori. Le texte reçu jusqu’alors sans aucune gêne, tant qu’il était lu dans une perspective allégorique et spirituelle, se charge d’une étrangeté qui trouble des lecteurs pourtant aussi évidemment chrétiens qu’un Bossuet. Le sens allégorique étant de plus en plus marginalisé, seul compte le sens littéral. La lecture devient enquête sur un texte abordé de manière exclusivement historique et philologique. Les onze premiers chapitres de la Genèse font dès lors figure de récit réaliste du commencement, sur le mode naïf, primitif et préscientifique qui caractérise nécessairement des auteurs appar-tenant à un passé lointain et étranger aux lumières modernes.  

Le Dictionnaire philosophique de Voltaire (1764), aux articles « Adam », « Babel », « Inondation » ou encore « Genèse », donne idée des débats qui enflamment les esprits. Le texte de la Genèse, expliquet-il, reprend « des préjugés vagues et grossiers » en cours dans les cultures du temps. Il est rempli d’inconséquences : il « ne fait créer le soleil et la lune que quatre jours après la lumière ». Le philosophe ironise : « Il est difficile de concevoir qu’il y ait eu un arbre qui enseignât le bien et le mal, comme il y a des poiriers et des abricotiers. » Il feint de savants calculs sur le temps nécessaire pour que toute la terre soit recouverte par les eaux du Déluge. Il conclut que toute cette histoire n’est que chimère. Les apologistes, ses contemporains, tentent de répondre en maintenant le débat sur le même terrain. Ils cherchent à concilier l’Écriture et les nouveaux savoirs qu’apportent la physique et l’histoire naturelle. Par exemple, ils multiplient les « preuves » physiques d’un déluge universel ayant laissé des traces dans les paysages du monde, ou ils invoquent les témoignages d’une paléontologie dans son enfance.  

Pourtant la critique progresse inexorablement. Au début du XIXe siècle, on se met à parler de mythes* à propos de ces textes, en chargeant le mot d’un sens résolument négatif. La naissance du comparatisme, associée à la redécouverte par l’archéologie des grandes civilisations du Proche-Orient ancien, amène à découvrir que les vieux récits bibliques sont précédés de documents plus anciens dont ils s’inspirent. Des exégètes allemands de renom comme H. Gunkel (Création et chaos, 1895) ou F. Delitzsch (Babel et la Bible, 1902) contribuent à cette prise de conscience. La civilisation babylonienne, en particulier, apparaît comme une source d’inspiration majeure de ces premiers chapitres. Le grand public se passionne pour ces travaux qui placent la Bible sous la lumière crue de la critique historique. Au tournant du XIXe siècle, le monde chrétien, dans sa majorité, s’émeut en voyant dans ces recherches une entreprise de sape du texte biblique et de sa crédibilité. L’obsession d’une historicité de ces textes, analogue à celle que peuvent revendiquer d’autres textes de la Bible, suggère d’entreprendre des vérifications fantasmatiques des données bibliques. On cherche où aurait pu être planté le jardin d’Éden, on spécule sur les monts d’Ararat où l’arche de Noé s’est arrêtée.

Dans le même temps, les thèses évolutionnistes accréditent de nouvelles conceptions de l’histoire de l’humanité, qui font un écart problématique avec les représentations que l’on avait cru pouvoir tirer de la Genèse. Certains vont développer un concordisme mettant en relation les ères géologiques avec les données du texte.   Peu vont savoir, comme M.-J. Lagrange, garder une égale confiance dans le texte sacré et dans l’enquête historique. C’est sur cette voie pourtant que les résultats les plus fructueux vont être acquis. L’exégèse* contemporaine fera la preuve que le texte résiste à la critique historique, mais plus encore que celle-ci conduit à y découvrir des finesses insoupçonnées. Logique de l’arroseur arrosé… un Voltaire croyait établir définitivement la naïveté des récits qui ouvrent laGenèse ; les connaissances acquises aujourd’hui suggèrent que la naïveté était du côté de l’enquêteur qui posait des questions enfantines, ignorantes de la nature des textes, de leur finalité ou encore des subtilités polémiques qu’ils entretiennent avec les cultures et les religions qui leur étaient contemporaines. Hormis pour des cercles isolés qui prétendent faire une lecture littérale et réaliste de ces textes, il est clair désormais que les premiers chapitres de la Genèse ne sauraient passer pour une chronique des commencements du monde qui pourraient entrer en compétition avec les savoirs apportés par la science. Ils ne parlent ni du big bang ni de la météorologie ancienne : leur projet est autre et, à certains égards, plus ambitieux. Ils veulent éclairer le sens d’une condition humaine que la science ne peut qu’aménager.  

Quoi qu’il en soit des bourrasques et des ébranlements qui ont secoué les siècles passés, ces textes ont gardé une étonnante fraîcheur et un pouvoir d’inspiration qui s’est renouvelé au long du XXe siècle. Parmi bien d’autres, un Borges en témoigne quand il croise le mythe du labyrinthe avec celui de Babel pour édifier sa Bibliothèque de Babel. D’une autre manière, Péguy illustre cette actualité du texte quand il consacre un immense poème à Ève, « mère ensevelie hors du premier jardin », et quand il déploie sous son inspiration la fresque d’une humanité besogneuse, éprouvée mais sauvée………………………………………………………