Marie de Nazareth dans le cœur ardent de l’alliance

Osservatore Romano, 2 janvier 2017

Anne-Marie Pelletier:

Nul n’ignore que la Vierge Marie est associée dans le coeur de l’Eglise à une immense tradition spirituelle qui médite sa figure, chante la grâce de sa personne, célèbre sa participation à l’œuvre du salut, trouve appui dans son accompagnement maternel. Les noms les plus éminents de l’histoire chrétienne côtoient ici les plus humbles croyants dans une même confiance et une même piété filiales à l’égard de celle que le concile d’Ephèse déclara solennellement « Theotokos». Cependant, sans amoindrir cette réalité qui fait partie intégrante du patrimoine chrétien, il n’est pas indu de revenir un peu à la source de la foi et de la piété, entendons au témoignage des Ecritures. On le sait, par sa sobriété, celui-ci contraste étonnamment avec la surabondance, voire l’exubérance, de la théologie et de la piété mariales. Le fait est que la présence de Marie dans le récit évangélique est parcimonieuse et discrète. C’est là un paradoxe fort qu’il serait dommage de négliger et de ne pas interroger. Il se pourrait que l’on puisse y trouver un surcroît de connaissance de Marie. Il se pourrait aussi qu’il y ait là de quoi surmonter la gêne que des chrétiennes éprouvent aujourd’hui à l’égard d’une certaine spiritualité mariale. Car, le fait est que l’exaltation de la Vierge Marie ne protège pas, loin s’en faut, de la misogynie. A preuve tant de discours qui opposent Eve – faible et tentatrice, représentant la femme de toujours – à la Vierge pure et sainte constituée en modèle d’une féminité faite d’obéissance, de service, d’effacement, modèle dont les hommes ont beaucoup abusé.

Rappelons brièvement quelques éléments du dossier scripturaire. Incontestablement, les évangiles de Luc et de Jean mentionnent Marie en des points décisifs du récit évangélique. Elle est présente de façon inaugurale en Luc dans l’Annonciation et la Visitation, en Jean, à l’ouverture du ministère public, avec les noces de Cana. De nouveau, elle est mentionnée à l’heure finale de la Passion, quand Jn 19,25-27 rapporte la parole de Jésus remettant l’apôtre Jean entre les mains de Marie et confiant sa mère à Jean. La désignation inattendue, dans le quatrième évangile, de la mère de Jésus comme «Femme » (gunè) souligne l’enjeu théologique attribué ici à sa présence. Après la résurrection, le livre des Actes indique sa présence dans la chambre haute, où a lieu l’effusion de l’Esprit-Saint. Mais, au-delà de ces références, le corpus marial n’est fait que de brèves mentions, mises dans la bouche d’opposants, qui entendent disqualifier Jésus en faisant remarquer qu’il n’est que « le fils de Marie» (Mt 13,55 et //). A quoi s’ajoute l’épisode où Jésus réagit à la demande de sa mère et de ses « frères » venus pour le voir : « Qui est ma mère et qui sont mes frères… ? »(Mt 12,46-50 et //). Sa réponse, ordinairement qualifiée de brutale, est en réalité éminemment instructive par le déplacement qu’elle opère : « Celui qui fait la volonté de mon Père des Cieux, celui-là m’est un frère, une soeur, une mère ». Cette parole est confirmée en Lc 11,27­ 28, lorsque Jésus récuse les paroles de la femme qui célèbre les entrailles maternelles qui l’ont porté. De nouveau, il déplace la béatitude vers « ceux qui écoutent la Parole de Dieu et qui la gardent », loin donc de considérations sur la maternité physique de Marie. Ces dernières occurrences, forcément déconcertantes, comportent cependant une leçon majeure : l’identification de Marie, l’explicitation de son rôle et de son éminence dans le mystère du salut peuvent exposer au malentendu. Elles invitent donc à la prudence et à la vigilance.

« Tu es bénie entre les femmes » (Lc 1,42). Cette désignation de Marie par Elisabeth, qui a part au secret de sa cousine tandis qu’elle-même reçoit la grâce d’une naissance impossible, doit attirer l’attention. L’expression est précieuse, à condition d’être justement entendue, c’est-à-dire en se gardant de l’interprétation qui voudrait que « seule parmi les femmes, elle sut plaire à Dieu », comme l’entendait un auteur du 5è siècle et comme l’a sous-entendu une longue tradition. Dans sa lettre, en grec comme en latin, le texte évangélique la désigne bien comme étant « parmi », « entre les femmes », comme trouvant place dans le cortège indénombrable des générations féminines, qui se succèdent depuis que le monde est monde. En cet environnement, bien sûr, Marie se trouve tout d’abord à proximité de ses contemporaines, parentes, voisines, amies, qui vivent au rythme d’un bourg de Galilée du l’ siècle. Notre mémoire historienne a bien du mal à faire revivre ces vies de femmes, tant elles sont vouées culturellement à l’effacement. Exégètes et historiens s’efforcent aujourd’hui d’en restituer quelque chose, mais qui ne va guère plus loin que ce qu’en dit allusivement le Ps. 128, mentionnant «ta femme, une vigne fructueuse, au profond de ta maison ».

Pourtant, dans le cas de Marie, cette humble condition est arrachée à la banalité. D’abord parce que cette vie enfouie, où rien ne semble digne d’attention particulière, fait toucher au mystère de l’Incarnation de Jésus lui-même, déclaré « né de la femme » en Ga 4,4, se faisant proche de l’humaine condition dans sa plus grande modestie. Ensuite parce que le récit évangélique résonne de fortes références bibliques, qui relient Marie aux femmes d’Israël dont les Ecritures gardent et célèbrent la mémoire. La présence d’Élisabeth, la stérile, qui enfante dans sa vieillesse, inscrit d’emblée dans l’évangile cette histoire féminine, qui sert d’appui à l’accomplissement du dessein de Dieu. Tout comme le Magnificat, qui reprend les mots d’Anne, mère de Samuel. Ainsi Marie surgit-elle au débouché d’une longue lignée de femmes qui, depuis les matriarches, en passant par Ruth, Judith, Esther, et bien d’autres, ont engendré, dans la puissance de Dieu, les générations d’Israël ou qui, en cette même puissance, ont été garantes de l’avenir du peuple aux heures de péril. Ultimement, elle est évoquée dans des mots qui l’associent à la Fille de Sion, dont la tradition prophétique exalte d’avance les traits à partir de l’exil, en l’associant à l’oeuvre de salut que Dieu va accomplir. C’est là ce qui est signifié dans la salutation de l’ange de l’Annonciation, où l’on doit entendre le grec « Chaïré » comme un «Réjouis-toi », qui reprend So 3,14, Za 9,9 ou encore Jl 2,21-23, appelant la Jérusalem messianique à la joie de se savoir revêtue par Dieu des vêtements du salut. On le voit, cette fois, la figure de Marie déborde les générations féminines d’Israël pour s’égaler au peuple tout entier, engendré par Dieu à la sainteté, à partir du petit reste qui se sera tenu humblement dans l’espérance.

Verus Israël

Dès lors, il est permis de célébrer Marie comme le verus Israël, au sens où tout ce qui la qualifie est en fait accomplissement de la vocation du peuple choisi. De la sorte, elle se trouve placée, comme nul autre être humain, au cœur brûlant de l’alliance, là où Dieu conduit à son point extrême sa volonté de salut pour l’humanité et là où cette humanité accède à une justice qui accomplit sa vérité divine. Ainsi en va-t-il, quand Marie acquiesce à l’annonce inouïe de l’ange en se désignant elle-même comme « servante du Seigneur ». Loin d’une interprétation négativement ancillaire, on sait que c’est là le titre que Moïse reçoit de Dieu et qu’il conserve jusqu’en Ap 15,3, tout comme c’est le titre donné au roi David, et bien sûr au peuple qui, de l’avis des prophètes, aura eu tant de mal à l’honorer au long de l’histoire vétéro-testamentaire. L’humilité associée au mot de «servante» trouve elle aussi son vrai sens à la lumière de la révélation : antidote de l’orgueil qui conduit à la mort, elle est ce à quoi le Dieu d’Israël a appelé sans cesse son peuple en lui enseignant que c’est là la voie royale, l’arme de la vraie puissance, qui confond et défait les orgueilleux. Ce que relaient bien les mots du Magnificat célébrant le Dieu qui « renverse les puissants de leur trône ».

Verus Israël, Marie l’est plus que jamais, comme « écoutante ». En cela encore, elle accomplit, c’est-à-dire porte à sa plénitude la tâche confiée au peuple de l’alliance dans le shema Israël (Dt 6,4), elle qui sait percevoir la voix de « fin silence» de l’ange de l’Annonciation. C’est très précisément cette « écoute » qui est mise en avant par Jésus pour rectifier la béatitude exaltant les entrailles qui l’on porté. Or, écouter, c’est aussi garder la parole reçue, comme Marie le fait en Lc 2,19 et 51, accomplissant l’injonction qui qualifie également la vocation d’Israël dans la tradition deutéronomiste. Et, enfin, écouter et garder, c’est croire, comme lui en fait hommage Elisabeth : « Bienheureuse celle qui a cru ce qui lui a été dit de la part du Seigneur » (Lc 1,45). C’est bien ce croire que met en exergue à deux reprises l’évangile de Luc. Un croire qu’il nous faut interroger et contempler, nous demandant comment Marie a cru au juste. Il ne faudrait pas en effet escamoter cette question sous prétexte que, Mère de Dieu, conçue sans péché, elle aurait vécu dans une clairvoyance qui lui aurait épargné l’obscurité de la foi, qui donc finalement l’aurait dispensée de croire. Ce n’est pas ainsi que les Evangiles l’évoquent. Bien au contraire, dès l’Annonciation qui suscite sa question : « Comment cela se fera-t-il ? », sa vie est jalonnée d’étonnements. Le récit de la Nativité en Luc la décrit conservant dans son coeur la mémoire de réalités bien déconcertantes. Et comment imaginer que les paroles de Syméon, lors de la Présentation de l’enfant au Temple, n’aient pas suscité sa perplexité ? Celle-ci est exprimée explicitement dans l’épisode où Jésus, adolescent, demeure dans le Temple tandis que ses parents sont repartis. Le « pourquoi nous as-tu fait cela mon enfant ? » n’est manifestement pas éclairé par l’énigmatique parole de Jésus déclarant être aux affaires de son Père. Le texte commente sobrement en disant que « Marie gardait ces choses en son coeur ». Et encore, comment se représenter l’épreuve vécue par Marie durant les trente années de vie cachée de Jésus, qui semblent annuler tout ce qu’elle avait entendu prophétisé de son fils ? Marie n’expérimente-t-elle pas sur cette longue durée le mystère de la kénose de Jésus telle que la signifie l’hymne aux Philippiens ? Et plus encore quand cette kénose culmine au Golgotha. Devrait-on croire que la mère a été épargnée par le vertige du fils : « Mon Dieu pourquoi m’as-t­ abandonné ? ». Il reste que Marie demeure présente, jusqu’au bout. Stabat Mater. Elle tient jusqu’au bout de la nuit, dans l’épreuve de la contradiction, en « gardant ensemble » (selon le sens même du mot grec sumballô en Lc 1,19) l’évidence de l’échec absolu et la confiance sans mots que Dieu sauve, dans cette perte même.

Telle est la foi du « coeur intelligent » de Marie, selon l’expression de Prov 14,33 et qui est aussi le coeur que Salomon demandait à Dieu dans sa prière (1 Rois 3,9). C’est de ce cœur qui écoute et qui garde, qui adhère au dessein caché de Dieu au sein même des ténèbres qui semblent le démentir, que Jésus est engendré. Et c’est à cette foi que Marie engendre l’Eglise : foi courageuse, endurante, qui affronte l’effondrement de toutes les images idolâtriques de Dieu que la Croix vient contredire et dénoncer. Ainsi, vivant et engendrant de cette foi, Marie de Nazareth déborde absolument le modèle de féminité, à laquelle on a voulu l’assigner trop souvent.

En cette femme associée à l’oeuvre divine de la recréation de l’humanité, comme la chantait saint Anselme, c’est bien l’Eglise toute entière qui est invitée à se reconnaître maternellement engendrée, afin de porter dans le présent obscur que nous vivons le témoignage de la victoire du Ressuscité, face à toutes les évidences contraires.

Anne-Marie Pelletier